Mais c'est celui de la photo qui aujourd'hui disparaît. La
photo argentique était matière, certes presqu'infinitésimale :
la chimie révélait les minuscules grains du négatif, et
lorsqu'on effectuait des grands tirages, il apparaissait
clairement que l'image était constituée de l'assemblage de ces
grains. En noir et blanc, cette matière photographique était
assurément d'une grande beauté, émouvante en ce sens qu'elle
signifiait plus que la limite de la représentation à reproduire
la réalité : la conscience de cette limite.
L'agrandissement d'une photo numérique aboutit à la visibilité
des pixels, à la mise à nu de l'artifice, à sa vanité. Nulle
matière, mais l'aveu d'une dématérialisation. Où l'on rejoint la
perte du réel et plus encore son éviction qui marque les
productions industrielles par rapport aux productions
manufacturières, qui aboutit à la représentation glacé de
l'inhumaine perfection des objets industriels.
Certes le grain aurait pu aussi nous éloigner du réel, mais son
velouté nous ramenait à une impression presque tactile,
provoquant une caresse de l'oeil.
Dans les zones de la pellicule où l'éclairement est le plus
fort, il est si serré, ce grain, qu'au tirage, aucune lumière ne
passe sur le papier, qui reste stérile, d'un blanc total. Au
contraire, dans les zones non impressionnées de la pellicule, la
lumière traverse et marque le papier d'un noir total. C'est donc
dans les zones intermédiaires que le grain s'épanouit, là où
l'équilibre des gris produit cette richesse de nuances qui fait
la valeur d'une photo.
Pour rendre compte des jardins ouvriers, de l'épaisseur du
travail humain, la photo argentique serait-elle un outil plus
riche d'expression que la photo numérique ? N'a-t-on pas le
sentiment que plus l'objet de la représentation est fidèle au
réel, plus cette représentation s'éloigne - et nous éloigne - de
la réalité ?
